Scénario anticipatoire n#1. Niveau d'alerte blanche.
Voilà. Ça fait deux jours maintenant que mes parents ne sont pas rentrés à la maison. Ève et moi ont est tout seuls. La télé ne marche plus, alors je lui passe toujours les mêmes DVD en boucle. J’ai fermé les volets, parce que dehors les voisins font n’importe quoi. Monsieur Tamisier est à quatre pattes sur sa femme et Jérémie fait pareil sur Rosalie leur petit chien. Moi je sais ce que ça veut dire. Papa m’en a déjà parlé. Mais Ève est encore trop petite pour comprendre. Alors j’ai fermé les volets et j’ai tourné la clef dans la porte. Ce soir, je sortirai pour aller voir. Papa ne répond plus à son téléphone, mais je sais où il travaille, et ce n’est pas loin d’ici. J’irai voir.
Je ne comprends pas ce qui se passe. Pourquoi les gens font tous ça. En tous cas, quand je suis sorti hier soir, il y avait énormément de monde dehors. Comme si tous les habitants de la ville étaient sortis de chez eux. Partout dans la rue, les gens faisaient l’amour entre eux. Les garçons avec les filles, les filles avec d’autres filles et tout. Il y en avait qui criaient, d’autres qui gémissaient. Et j’en ai aussi vu plein qui dormaient. Les uns sur les autres. Je crois que les gens sont devenus fous. Je crois que c’est pour ça qu’il n’y a plus rien à la télé. Et que papa et maman ne sont pas rentrés. Ils doivent être quelque part eux aussi, à faire l’amour avec leurs collègues de bureau, ou le pompiste, ou un policier.
Voilà c’est le quatrième jour aujourd’hui. Ève et moi avons fini la brioche et le nutella. On ne s’est toujours pas lavés. La plupart des gens dans la rue sont en train de dormir par terre. Je crois qu’ils sont tous très fatigués de s’être autant embrassés. Il y en a certains qui sont encore les uns sur les autres. Qui font des tas de personnes. Mais même eux sont tellement fatigués qu’on dirait un ralenti, comme dans les films.
Sixième jour. Papa et maman ne sont toujours pas là. Les gens continuent à dormir dans la rue. Je commence à avoir un peu peur mais je ne dis rien à Ève. On aura bientôt plus grand chose à manger. Alors je sortirai.
PS: ce qui est bien c’est que je ne me suis toujours pas lavé. Personne ne peut m’y forcer. Et ça c’est cool.
Scénario anticipatoire n#2. Niveau d’alerte verte.
Plein de petits chiens. Un parterre de petits chiens. Vous voyez? Eparpillés. Ça m’a fait penser à un champ de serpents à sonnette, qui seraient prêts à vous sauter à la gorge. Ça pourrait être assez flippant. Mais en même temps excitant. Et je me suis dit, que ça serait encore plus excitant si les petits chiens étaient genre diaboliques. Comme des mini-zombies. Genre assoiffés de cervelle et tout.
Pis j’ai imaginé les petits chiens, les vrais, ceux qui vivent avec les gens, qui sauteraient au cou de leurs propriétaires. Plus précisément, dans la bouche. J’ai carrément visualisé le corps du petit chien rentrer par la bouche de sa petite mamie de propriétaire complètement défigurée. Après, il ramperait dans l’œsophage jusque dans l’estomac et puis il ressortirait en lui faisant exploser le ventre de l’intérieur. Parce qu’on sous-estime souvent le danger représenté par ces créatures rampantes. Ça pourrait être causé par une bactérie ou un virus par exemple. Un virus terrible et jusqu’ici inconnu qui aurait trouvé dans la pâtée pour chien spéciale petit gabarit un environnement idéal pour se développer.
Et voilà comment en seulement quelques minutes on peut imaginer déjà un scénario de catastrophe épidémique de grande envergure.
Scénario anticipatoire n#3. Niveau d’alerte rouge.
Tout a commencé un dimanche. Je le sais, parce que ce n’est pas passé au JT de 20h.
Ils ont fait une édition spéciale en même temps, sur toutes les chaînes. Je regardais les clips avec Sarah. Elle voulait absolument voir celui où la chanteuse est habillée en gâteau à la crème et se fait dévorer par des pirates. C’était son préféré. Moi, je m’en foutais. Je voulais juste être avec elle. On voyait Christopher jouer de la harpe dans un cimetière brumeux quand ça a coupé. Et puis, là, Louise Bourgoin est apparue à l’écran dans un tailleur noir. Elle a dit que Samantha venait d’être assassinée par un commando masqué. Que les services spéciaux dépêchés sur place soupçonnaient déjà les Brendonniens d’avoir fait le coup. Merde, j’ai pensé. Ça n’avait jamais été jusque là. On craignait la réaction des fans de Samantha et l’escalade de la violence. Sur l’écran, Louise a souri et nous a recommandé de rester chez nous avec une réserve de nourriture. Sarah s’est blottie contre moi. Je me rappelle lui avoir dit de ne pas flipper. La télé n’a rien dit sur Marlène. C’est qu’elle est encore vivante. Elle saura calmer le jeu. Marlène dit toujours dans ses interviews qu’elle déteste la guerre. On l’a vu embrasser Brandon plusieurs fois. Ils sont ensemble, c’est sûr. Marlène saura trouver les mots pour calmer les fans, forcément, oui. La vérité c’est qu’on ne savait pas du tout ce qui se passait au château. J’ai eu l’idée de zapper sur la chaîne permanente. 20 minutes à fixer la cuvette blanche. Les toilettes, évidemment. Ils ne veulent rien nous montrer. J’ai remis la chaîne des infos. Yves Calvi, en pleurs. Il appelle à la vengeance. En la mémoire de Samantha et de sa douceur. Sarah a dit «Ça sent pas bon ça. Le chef du plus gros parti des Samanthiens qui s’excite à la télé… Bon dieu! J’espère que personne ne va l’écouter, qu’ils ne vont pas répliquer.»
Bien sûr, ils l’ont fait et ça n’a pas tardé. Explosion du Ministère de l’Intérieur. 120 morts. Y compris le ministre, qui avait souvent affiché sa préférence pour Brandon. Je n’éteignais plus la télévision. Des jours durant, on a vu sur toutes les chaînes le manège de personnalités influentes venues délivrer leurs réactions.
Sarkozy décréta le deuil national. Le parti socialiste critiqua la violence du geste. Même les verts, pourtant ouvertement Samanthiens, condamnèrent ce qu’ils appelaient déjà un acte terroriste. Et puis ce fut au tour de la famille de Marlène d’être enlevée. La télé supposait que c’étaient les Samanthiens qui voulaient obliger Brandon et Marlène à quitter le château. Mais on pouvait aussi bien soupçonner les fans de Basile, que Marlène avait quitté quelques semaines plus tôt pour les bras de Brandon. En tous cas plus personne ne se sentait en sécurité. Sarah et moi ne sortions plus. On mangeait des pâtes micro-ondables, les yeux scotchés sur l’écran. En attendant des nouvelles de la famille de Marlène. Je me rappelles que dans une de ses chansons elle parlait, très pudiquement, de la maladie de son petit frère. C’était la leucémie, je crois.
Le pauvre petit, j’avais pensé. Pour mon anniversaire, Sarah avait fait un don de 100 euros à la fondation du petit frère. C’était un super cadeau. J’avais même reçu un mot de remerciement. Il était tapé à l’ordinateur, mais la signature était vraiment celle de Marlène, je l’avais reconnue. Ces quelques semaines ont été du pur délire. Toutes les écoles, les gares, les aéroports et les administrations étaient fermés. Des bombes explosaient de partout. Quand la police réussissait à mettre la main sur un des terroristes, ils ne pouvaient jamais les relier à un quelconque réseau. Les experts en terrorisme appelaient ça la technique du loup solitaire. Un groupe d’individus qui agissent seuls, sans le soutien d’une hiérarchie. Partageant la même idéologie et le même but mais sans leader. Et donc impossible à infiltrer ou à anticiper. C’est comme si tout le monde s’était mis à perdre les pédales au même moment. Et à faire péter des bombes. On a vu le petit frère de Marlène se faire décapiter en direct à la télé. Je n’en pouvais plus. Je voulais dévisser la tête aux mecs qui avaient fait ça. Je n’ai pas dû être le seul à ressentir ça, parce que le lendemain tout le monde était dans la rue. Des émeutes. Des vitres brisées. Des voitures cramées. Des meurtres gratuits. On ne voyait plus que ça à la télé. Des boulangères en pleurs devant leurs magasins détruits. Des foules déchaînées scandant le nom de leur candidat préféré. Le pays était de nouveau partagé entre tribus. Comme aux heures sauvages de l’humanité. Du feu et du sang.
La barbarie. Je ne sortais toujours pas de chez moi. 3 jours plus tard, Frédérique, la meilleure amie de Sarah, est venue boire le café à la maison. Pour prendre des nouvelles.
Elle a dit que c’était la faute du gouvernement. Que depuis qu’il s’était mis à subventionner la Star Academy, tout partait en couille. Qu’il faisait ça pour empêcher les gens de gueuler à cause de la crise. Un écran de fumée. Et que le ministère pulvérisé, le petit frère décapité, c’était encore de la manipulation. Un complot de notre propre gouvernement. Probablement pour faire passer la pilule sur l’augmentation de la TVA et le contrôle d’identité rendu obligatoire dans tous les lieux publics par la loi Hortefeux.
La salope.
Comment pouvait-elle dire que c’est notre président qui avait manigancé la décapitation du petit frère leucémique? Cette nana était rien qu’une merde paranoïaque et mal baisée. Je n’en pouvais plus. J’ai pris le couteau à découper le brownie et je le lui ai planté dans la cuisse. Le lendemain aux infos, Sarkozy a déclaré la mise à mort définitive de l’émission. Plus de Star Ac’. Plus de château. Louise Bourgoin était en pleurs.
Et moi aussi.
Scénario anticipatoire n#4. Niveau d’alerte noir.
Tu t’es réveillé trop tard ce matin et il y avait un océan à la place de la terre. Tu restes bloqué quelques minutes devant ta fenêtre. L’eau arrive jusqu’à la fenêtre du 7ème étage. Heureusement que, toi, tu habites au 11ème. Tu en déduis qu’il doit y avoir le même niveau dans toute la ville. C’est pourquoi tu l’appelles mentalement «l’océan». Un courant d’air froid s’insinue dans ton cœur quand tu te rends compte que ta peau est réelle. Que tu ne rêves pas. Que tes sensations ne mentent pas. Tu cours à ton salon, pianote la télécommande. Pas d’électricité. Pas de nouvelles.