Exposé plus ou moins personnel sur la meilleure façon de devenir un cyborg

mais pas sans douleur

En : 2019
Écriture: Gabriel Dorthe et Marion Thomas
Mise en scène: Marion Thomas
Performeur(e)s: Gabriel Dorthe, Marion Thomas
Vu: Festival DAF (Genève)

Un portrait croisé de Lepht Anonym, pionnière du body-hacking, une pratique qui consiste à s’insérer différents implants dans le corps dans le but d’améliorer ses capacités sensorielles. Lepht est une jeune anglaise qui s’opère elle-même dans sa cuisine, s’ouvre la pulpe des doigts pour y glisser des aimants en néodyme et ainsi ressentir les champs électro-magnétiques. Elle tient un blog sur lequel elle poste des anecdotes, des pensées, des nouvelles de son chien et surtout des descriptions détaillées de ses procédures, de ce qui fonctionne, ce qu’elle tente d’améliorer, ses erreurs (par exemple le jour où elle s’est implanté des aimants dans plusieurs doigts sans faire attention au côté du doigt qu’elle incisait pour finir par se retrouver avec les doigts aimantés les uns aux autres) dans le but de baliser la voie pour celles et ceux qui voudraient tenter l’aventure.

Marion suit le blog de Lepht depuis ses débuts en 2007. Elle aime lire ses confidences virtuelles et se tenir au courant de ses expérimentations pour se rêver cyborg avec elle.

Gabriel travaille sur le mouvement transhumaniste dont Lepht se réclame dans son aspect le plus expérimental: à l’étroit dans son corps, Lepht n’a pas du tout envie d’attendre que de brillants ingénieurs, là-bas, très loin dans de grandes universités, produisent – peut-être – les moyens de réaliser ses rêves d’augmentation de ses capacités. Plutôt que de spéculer sur un futur plus ou moins radieux, elle utilise ce qu’elle trouve sur Internet, pas cher, en libre accès. Elle expérimente. Elle nous aide à comprendre que le futur ne va pas nous tomber dessus comme une falaise, mais se fabrique patiemment.

Nous avons rencontré Lepht en juillet 2018. Dans cette performance, nous racontons donc cet entretien, mêlés à d’autres éléments auto-biographiques. Ce récit digressif prend la forme d’un dialogue dans lequel nous expérimentons la continuité entre le discours subjectif de l’artiste et le discours analytique et contextualisant de l’universitaire.

Extrait du texte

Marion: Elle me parle beaucoup de ses expérimentations.
Elle fait ça dans sa cuisine avec du matos qu’elle stérilise, et elle y va. Elle boit une bonne grosse gorgée de whisky, parce qu’en fait, et ça je ne savais pas mais il n’y a aucun moyen de se procurer des anesthésiants dans le commerce, genre vraiment pas. Alors à part plonger ses mains dans la glace et la vodka, bah y a pas de solutions.
Donc, elle plante une grosse aiguille sur le côté de son doigt. Il faut pousser contre la peau aussi fort que possible, jusqu’à entendre un petit bruit indiquant qu’on a percé le fascia sous la peau. Parce qu’on ne s’en rend pas compte, mais l’épiderme c’est très résistant. C’est possible que l’incision saigne énormément et oblige à arrêter quelques minutes. Si ça arrive, il faut mettre son doigt à la verticale et attendre. Immédiatement après, il faut prendre l’aimant et le pousser à fond dans la plaie, entre l’épiderme et la couche de chair. Il faut l’enfoncer très profondément sinon le processus de cicatrisation l’expulsera. Elle dit qu’il faut environ deux semaines pour que la plaie soit cicatrisée et commencer à ressentir les premières vibrations.

Gabriel: Tout à coup je comprenais ce qui me posait problème dans les discours tonitruants sur le futur technologique: elle, elle est là, maintenant. Elle nous dit quelque chose de très important. Elle nous dit que les rapports entre les humains et les technologies sont toujours précaires, compliqués, souvent douloureux. Elle nous montre que ça vaut le coup de les prendre au sérieux, parce qu’ils dépassent infiniment la question des nouveaux outils pour faire mieux, plus facilement, ce qu’on fait déjà (vivre, travailler, baiser, manger).

Marion: Elle me dit que la pulpe de ses doigts vibre quand elle passe les portails de sécurité des magasins et que la sensation est très agréable. Elle me dit qu’elle peux sentir les moteurs électriques dans le tram, sa machine à café Nespresso, qui fait de belles bulles magnétiques sur les côtés. Et qu’elle peut aussi sentir la montée en puissance de son ordinateur quand elle l’allume, que c’est comme sentir battre son coeur.
Elle me dit I don’t like pain et je la crois.